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Les jours de grandes pluies, dans le bidonville de Kibera, à Nairobi, les adultes donnent un étrange conseil aux enfants : « Ne touchez pas les murs en allant à l’école. » Par le passé, plusieurs sont morts électrocutés en prenant appui sur les parois de tôles des maisons, leurs corps foudroyés à cause du métal conducteur d’électricité.
Le réseau électrique y est si défaillant et les raccordements si anarchiques que ces décès par électrocution sont communs. A l’origine de beaucoup de drames, les raccordements illégaux au réseau de Kenya Power, la société publique d’électricité du pays. Plutôt que de payer leur facture à l’opérateur public, des habitants préfèrent payer moins cher à des intermédiaires incertains, peu soucieux des questions de sécurité. Quelque 680 000 foyers seraient concernés par les branchements illicites au Kenya, selon le bureau national des statistiques. Kenya Power réfute ce chiffre sans en donner d’autres.
A Kibera, gigantesque étendue de maisons de tôles à flanc de colline, le problème est endémique. A tel point que les habitants, un poil pince-sans-rire, ont donné un nom au système d’électrification informel : « Kibera Power ». Le quartier, situé à 6 km au sud du centre de Nairobi, est considéré comme le plus grand bidonville d’Afrique et abriterait environ 500 000 personnes. « Souvent, quand il pleut trop, les parents n’envoient pas leurs enfants à l’école pour éviter les accidents », explique Renice Owino, une jeune femme qui a grandi dans le quartier. Elle a fondé Code With Kids, une association qui enseigne aux gamins le code informatique.
La liste des morts d’enfants est longue. En août 2023, une fillette de 6 ans est morte électrocutée dans des toilettes après s’être appuyée à un mur en contact avec un câble électrique à nu. En novembre de la même année, une autre enfant de 12 ans est décédée après avoir marché sur un câble alors qu’elle jouait avec des camarades. En 2019, c’est une jeune femme qui a perdu la vie, électrocutée elle aussi, alors qu’elle se lavait dans les douches publiques du quartier. A l’échelle du pays, 345 personnes sont mortes électrocutées entre 2019 et 2021, selon Kenya Power.
Dans le sous-quartier de Kibera DC, deux sièges au cuir fatigué occupent tout l’espace du petit salon de coiffure d’Isaac. Un miroir recouvre tout un pan de mur et de vieux tissus sèchent sur une corde. « Tout le monde fait ça, se connecter illégalement au réseau », dit Isaac, le patron. Il porte un tablier bleu noué à la taille comme s’il s’apprêtait à cuisiner. Un client, mutique, se fait couper les cheveux sous sa tondeuse. C’est le premier jour d’octobre et malgré l’étroitesse de la pièce, il fait étrangement frais. « Je suis raccordé sans autorisation et je paye 500 shillings kényans [3,50 euros] par mois », explique-t-il.
La somme suffit à couvrir les besoins en électricité de son commerce : deux tondeuses à cheveux, une bouilloire, un frigo, un néon pour la lumière et une petite sono pour l’ambiance. Quelques prises électriques sont disponibles pour que les clients puissent charger leurs portables. S’il était légalement raccordé à Kenya Power, le coiffeur débourserait entre 1 500 et 2 000 shillings (10 à 14 euros) par mois. Une fortune alors qu’il ne facture que 50 shillings (35 centimes d’euro) la coupe.
Un client entre dans le salon, chemise à rayures et casquette sombre. Il s’appelle Steven et travaille comme agent de sécurité dans les quartiers plus aisés du centre de Nairobi. Pour son électricité, il paye lui aussi 500 shillings chaque mois à « des gens » qui ne sont pas Kenya Power. « Peu de personnes sont connectées légalement parce que le raccordement coûte très cher. Le câble à faire venir jusqu’au domicile et le compteur à installer coûtent 70 000 shillings [491 euros]. »
Isaac, le coiffeur, a troqué sa tondeuse pour un torchon chaud qu’il frotte sur le crâne du client silencieux assis devant lui. I « J’ai été chanceux, mon commerce n’a jamais brûlé. Mais c’est arrivé à d’autres », explique-t-il. Puis il tend la main vers la rue : « La boutique de mon voisin a brûlé. A cause d’un problème sur le réseau, la résistance électrique de sa bouilloire a fait fondre le plastique et le feu a pris dans le magasin. »
C’est le même genre d’histoire que raconte Agnès, 45 ans, dans sa petite maison nichée dans un dédale de baraques et de chemins de terre, pas très loin du tribunal de Kibera. « Il y a deux ans, le feu a pris chez des voisins à cause d’un mauvais branchement électrique. Les vêtements qui séchaient sur un fil se sont enflammés. Tout a brûlé. »
Les coupures d’électricité sont une autre conséquence des connexions anarchiques au réseau. Les transformateurs de Kenya Power sont calibrés pour un certain nombre de raccordements. Ceux officiellement prévus. Le trop grand nombre de branchements informels fait régulièrement sauter les plombs. Dans sa maison, en plus de bougies, Agnès utilise une lampe à paraffine suspendue au mur par un clou.
A l’origine des branchements illégaux, un même nom revient : « le cartel de l’électricité ». Le terme fait aussi peur qu’il est imprécis. « Au Kenya, les cartels sont entre l’organisation criminelle et l’entente économique. Ce sont des structures qui veulent avoir l’air légitimes et qui peuvent avoir des liens avec les pouvoirs en place », explique Patrick Naef, anthropologue à l’université de Genève, qui a longtemps travaillé sur le crime organisé en Colombie et qui vit aujourd’hui à Nairobi. Il existe aussi des cartels dans les secteurs de l’eau, du ramassage des déchets et des transports collectifs.
Le « cartel de l’électricité » collecterait les montants versés chaque mois, menacerait les employés de Kenya Power voulant pénétrer dans le bidonville et aurait des liens étroits avec les acteurs du secteur, jusqu’au ministère de l’énergie. James Wandayi, le ministre de l’énergie et du pétrole en poste, le reconnaissait en mars 2023, estimant que le secteur était « infesté par les cartels ».
A Kibera, la petite saison des pluies commencera en novembre comme partout dans le pays. Les ruelles s’empliront d’eau jusqu’à devenir glissantes et gadouilleuses. Et comme chaque année, les parents conseilleront aux enfants de ne pas toucher les murs.
Arthur Frayer-Laleix (Nairobi, correspondance)
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